Les chiffres sont clairs : moins de 5% des bouteilles de vins dans le monde sont consommés au-delà de leur dixième anniversaire (source : France Agrimer). Pourtant la demande reste forte en faveur des vins de garde, jugés plus qualitatifs. Et les français, dans une approche très ingénieuriale se veulent très vertueux sur le mode de conservation de leurs vins. Trois expériences « cocasses », qui ne se prévalent pas d’une assise scientifique, donnent un autre éclairage sur cette sacralisation de la conservation du vin.
Je me souviens encore d’un célèbre négociant de la place de Bordeaux m’expliquant que certains clients lui réclamaient des bouteilles de Château Margaux 2010, un an à peine après la livraison des vins acquis en primeur. Le temps de garde annoncé pour ce vin était de 40/50 ans, pourtant les bouteilles initiales étaient déjà parties « au fond du gosier ».
Les vignerons se sont adaptés. Sans raboter totalement sur le potentiel de vieillissement des vins, ils ont adapté leur méthode d’élaboration afin que leurs vins soient agréables à déguster le plus rapidement possible. Ils savent d’une part que leurs vins seront jugés et notés extrêmement tôt, mais que plus des ¾ des vins dans le monde sont bus dans les 5 ans, et se doivent donc d’être agréables pour le consommateur dans cette jeunesse.
Certains diraient comme Henri Jayer, l’un des plus grands vinificateurs bourguignons, qu’un vin se doit d’être bon à tous les stades de sa vie. Mais « bon » pour un expert signifie souvent bien équilibré, avec un potentiel de garde au top ! Or le consommateur pressé recherche une belle fraicheur dans le vin mais sans une acidité marquée, et des tanins qui soient présents mais le plus soyeux possible.
L’esprit « français » se sent parfois plus à l’aise dans la théorie que dans une pratique réaliste. Nous avons absorbé toute une série d’informations nous expliquant
quels gestes appliquer pour une parfaite conservation des vins dans le temps.
Mettre les vins à l’abri de la lumière, bannir les chocs thermiques, conserver un bonne hygrométrie, éviter les mauvaises odeurs, etc, etc,….
Mais aujourd’hui, en dépit de la démocratisation des armoires à vin, investissement qui reste néanmoins l’apanage des plus motivés, de plus en plus d’habitats ne comportent plus de cave ou du moins de caves idéales pour le vieillissement du vin.
L’obsession « conservatrice » pour l’amateur se complique. Et dans la réalité, pour la plupart des consommateurs, une bouteille devient objet de consommation et de rotation finalement rapide.
Dès lors se pose la question de la pertinence de cette obsession, tandis que de nombreuses « grosses bévues » au moment du service du vin viennent souvent « gâcher » toute cette attention assidûment apportée pendant des années. Je reviendrai une prochaine fois sur
mes préconisations au moment du service du vin.
Trois expériences « incongrues », mais qui au fond ne surprendront pas vraiment les spécialistes, illustrent que cette concentration sur la conservation du vin n’est pas systématiquement si fondamentale quand une bouteille sera consommée dans ces premières années.
La première expérience (de mémoire car ni la Revue du Vin de France ni moi-même n’avons retrouvé l’article relatant cette expérience ancienne) regroupait 12 dégustateurs ayant chacun des conditions de conservation différentes. Cela allait du vin stocké sous le lit dans la chambre à coucher, jusqu’à la cave offrant des conditions de stockage parfaites. A chaque dégustateur avait été remis deux lots de 12 bouteilles, de deux vins différents, ayant un potentiel de garde. Pendant 12 ans, à une date anniversaire, chacun venait avec ses deux bouteilles, qui étaient alors goûtées collégialement. Au final, les vins qui se dégustèrent le mieux dans les premières années furent principalement ceux conservés dans des conditions de stockage assez pauvres.
La deuxième expérience fut menée par une journaliste du vin suisse qui deux ans durant, stocka un premier lot de diverses bouteilles chez elle, et un deuxième lot en permanence, dans son coffre de voiture !!! Une fois encore, la plupart des vins stockés dans son coffre, pourtant dans des conditions « dramatiques » se dégustèrent mieux que le lot conservé idéalement à son domicile.
Récemment je relève dans la Revue du Vin de France, un article relatant une expérience menée par William Jonquères d’Oriola, vigneron dans le Roussillon. Celui-ci aurait envoyé des bouteilles de 100% Marselan (un cépage) faire un tour du monde en bateau-conteneur pendant 100 jours. Imaginez les variations extrêmes de température auxquelles ont été exposées ces bouteilles. « A l’arrivée, comparé avec le même vin resté sur terre ferme, le marselan voyageur présente des tanins bien plus fondus, délivrant davantage de plaisir ».
Que peut-on conclure en commun de ces trois expériences, qui, nous serons d’accord, n’ont pas d’assise scientifique ?
Que finalement des conditions peu idéales de conservation accélèrent l’évolution du vin.
Son expression acide est diminuée et ses tanins se fondent, s’exprimant avec plus de souplesse en bouche. C’est comme si vous « tuiez » le potentiel de vieillissement du vin mais que votre vin devient prêt à boire plus rapidement. Cela peut donner à réfléchir, même si je ne vous engage pas à faire n’importe quoi avec vos bouteilles, car au-delà de l’action sur l’expression acide et tannique, le vin trop « chahuté » perdra de sa « superbe ». Et naturellement à ne jamais faire sur des vins que vous réservez à une dégustation lointaine ! Faut-il encore vouloir ou pouvoir détecter cette « superbe » dans la bouteille.